Portrait du métavers dans un monde réel
De quoi parle-t-on exactement quand on évoque le métavers ?
Indira Thouvenin : Le métavers recouvre le concept de mondes virtuels permettant à plusieurs personnes, connectées de façon synchrone ou asynchrone, de vivre des expériences parfois collaboratives, de visiter des espaces ou d’explorer des objets complexes. Ces environnements sont peuplés d’avatars, qui représentent les personnes (les utilisateurs) pouvant interagir, et parfois d’agents, qui sont des entités artificielles (des programmes) capables d’avoir des comportements. Les environnements virtuels se développent depuis une soixantaine d’années mais ils ont pris une ampleur nouvelle car deux mondes se rejoignent aujourd’hui : celui de l’industrie 4.0 avec les jumeaux numériques1 et celui des jeux en ligne, massivement multi-joueurs. Le premier apporte la précision avec la modélisation 3D, le second la qualité de visualisation très riche grâce à la qualité d’image et de rendu graphique et à l’interaction. À cela s’ajoutent les progrès importants en matière d’interfaces – casques de réalité virtuelle, capteurs et contrôleurs de mouvement –, qui offrent des possibilités d’immersion et d’interaction 3D de haut niveau, et sur la puissance des infrastructures informatiques et des réseaux sociaux.
Sébastien Massart : Les univers virtuels ne sont pas nouveaux – Dassault Systèmes a créé en 1989 le premier jumeau numérique d’un avion avec le Boeing 777. Il est devenu possible de virtualiser le monde grâce à la puissance de représentation et de simulation. Ce que certains acteurs appellent « métavers » n’est qu’une des facettes, car cette virtualisation doit être utilisée pour améliorer le monde réel et non pas pour s’en évader. C’est notre conviction et l’ambition que l’entreprise a inscrite au cœur de sa mission depuis 2012 avec la plateforme 3DEXPERIENCE : nous créons des univers virtuels pour aider nos clients à imaginer des innovations durables.
Ces mondes virtuels rebattent les cartes et sont porteurs d’opportunités.
Quelles raisons expliquent la montée en puissance actuelle du métavers ?
I.T. : Je retiendrai principalement deux points importants : l’évolution des mentalités et les progrès technologiques effectués en réalité virtuelle au cours de ces dix dernières années. La crise sanitaire de la Covid-19 a accéléré l’acceptation des technologies et du virtuel dans la société avec la généralisation des outils de travail à distance. Et les technologies qui sous-tendent les univers virtuels ont fait beaucoup de progrès, que ce soit au niveau des équipements et des interfaces ou des infrastructures informatiques (réseaux, capacités de calcul, etc.). Un autre élément clé est la capacité à fournir des contenus. La virtualisation des processus et des produits, c’est-à-dire de toute l’industrie, et celle des services, y compris financiers, devient possible. Même si nous en sommes au début, on voit de plus en plus d’entreprises et de marques, d’horizons très divers (luxe, consommation, loisirs, etc.) s’emparer de la réalité virtuelle, vue comme un nouvel eldorado de croissance.
Peut-on estimer aujourd’hui la valeur économique du métavers ?
S.M. : De nombreux acteurs s’intéressent au sujet car ils ont l’intuition que la valeur économique des univers virtuels est considérable. Mais aujourd’hui on ne sait pas la mesurer. C’est tout le paradoxe ! Le modèle de Wikipédia est très intéressant pour expliquer ce décalage : la valeur générée dans la société, qui est liée à la diffusion et au partage de la connaissance, est probablement d’un facteur dix mille2 par rapport à la valeur mesurée (100 millions de dollars correspondant au budget de la Fondation Wikimedia)3. La « valeur plateforme » des univers virtuels, qui répliquent de l’information à une échelle beaucoup plus puissante, a un effet de levier énorme mais les économistes ne sont pas encore capables de la mesurer. Dans une étude de 2019, un chercheur du MIT4, Erik Brynjolfsson, montre par exemple que 50 % des personnes interrogées refusent de renoncer à utiliser Google pendant un mois si la compensation financière est inférieure à 1 500 $.
Cela donne une petite idée de la valeur du numérique. Chez Dassault Systèmes, nous avons matérialisé cet « effet plateforme » dès que nous avons commencé à virtualiser les grands programmes industriels. L’avion virtuel, c’est-à-dire le jumeau numérique de l’avion physique, a plus de valeur que ce dernier, car il comporte toutes les instructions nécessaires pour fabriquer, faire fonctionner et faire évoluer l’objet avion et le reproduire ainsi à l’infini. Quand on sait que 80 % des décisions sur un produit se prennent avant même le premier prototype, on comprend la valeur du jumeau numérique !
Dans quels secteurs les univers virtuels sont-ils appelés à se développer ?
I.T. : La liste serait très longue à établir car tous les secteurs sont concernés et créeront des univers virtuels pour de nombreux usages, dans les entreprises et l’industrie, dans le commerce, le bâtiment et les villes, dans l’éducation et la formation, dans la santé, les loisirs… Pour cela, il va falloir créer des ressources liées au contenu de ces univers, c’est-à-dire des objets 3D. L’industrie du futur sera aussi celle des objets virtuels ! Les domaines utilisant déjà la modélisation 3D sont plus rapidement capables de proposer des fonctionnalités dans les métavers.
Pouvez-vous donner des exemples d’applications dans quelques secteurs ?
I.T. : Prenons l’éducation, qui sera un domaine privilégié pour le développement du métavers : il permettra de multiplier des classes virtuelles pour de larges communautés d’élèves, avec la possibilité de partager des expériences, de proposer des laboratoires virtuels.
Autre domaine porteur : la santé. La réalité virtuelle rendra les téléconsultations plus immersives. Elle pourra aussi, par exemple, être utilisée pour assister des actes chirurgicaux ou pour gérer des phobies ou du stress grâce à des simulations de situations de la vie réelle. Le secteur de la construction est un autre champ de déploiement du virtuel avec la possibilité par exemple de réaliser une modélisation énergétique des bâtiments.
On le voit : plusieurs mondes virtuels coexisteront et l’une des questions majeures qui se posera sera celle de l’interopérabilité de ces différents univers, qui fonctionnent souvent sur des plateformes aux langages « propriétaires ». L’enjeu est d’établir une régulation à l’échelle internationale et de définir des normes et des standards pour garantir cette interopérabilité et ne pas laisser les grands acteurs décider seuls des règles.
S.M. : Les univers virtuels vont se déployer partout ! Pour Dassault Systèmes, le marché accessible dans ce domaine est estimé à 100 milliards de dollars. Le monde est embarqué dans une virtualisation accélérée. Les réseaux sociaux, qui réunissent plus de trois milliards de personnes sur la planète, constituent un point d’observation unique sur le monde. Cela pousse les entreprises à changer la manière dont elles innovent, car nous sommes dans une économie de l’expérience. Nous l’avons déjà démontré dans l’industrie manufacturière. Désormais, nous allons au-delà en utilisant la formidable capacité des univers virtuels à gérer la complexité dans les domaines de la santé, des territoires et de la ville. En 2020, Dassault Systèmes s’est donné comme ambition stratégique de créer un jumeau virtuel du corps humain afin d’offrir des solutions thérapeutiques plus intelligentes et plus personnalisées. Les plateformes virtuelles, en associant modélisation, simulation, partage de données, intelligence artificielle et collaboration, changent le paradigme de l’innovation médicale. Les essais cliniques virtuels permettent de développer de nouvelles thérapies beaucoup plus rapidement qu’auparavant. Toute l’économie, on l’a vu avec la crise de la Covid-19, est liée à la santé, à l’expérience humaine, à la connaissance du vivant et de son milieu. Les territoires et les villes sont placés au cœur de ces problématiques, et les univers virtuels ont un rôle majeur à jouer, par exemple en termes de mobilité. Proposer des services de mobilité durables adaptés en milieu urbain suppose d’opérer un système très complexe, pour provisionner des ressources en fonction de la demande client et répondre à des conditions externes imprévisibles. L’utilisation d’un jumeau virtuel est incontournable pour répondre à ces défis avec efficacité.
Quel est l’impact des univers virtuels sur l’environnement ?
S.M. : L’utilisation de jumeaux virtuels a un impact positif sur l’empreinte environnementale de nos clients dans toutes les industries. Ils les aident à harmoniser les produits, la nature et la vie. Le jumeau numérique d’un produit permet de modéliser et de simuler toutes les opérations de son cycle de vie et de les optimiser, depuis sa conception jusqu’à son recyclage. Une étude d’Accenture publiée en 2021 et portant sur plusieurs cas d’usage dans les secteurs de la construction, des biens de consommation, du transport, des sciences de la vie, de l’électricité et de l’électronique évalue à 7,5 gigatonnes d’ici à 2030 le potentiel de réduction des émissions de CO2 induit par la mise en œuvre du jumeau numérique.
Sommes-nous à la veille d’une révolution industrielle avec ces univers virtuels ?
S.M. : Je préfère employer le terme de renaissance industrielle car il s’agit non seulement de changer mais de trouver une nouvelle façon d’habiter le monde. La représentation a toujours été au cœur de l’action humaine et de l’économie. On dessine la maison avant de la construire ! Avec les univers virtuels, nous avons accès à des représentations dans lesquelles nous pouvons nous projeter de manière tellement convaincante qu’elles engagent le corps. Elles sont un puissant support d’imagination et de créativité.
Ces univers repositionnent la personne humaine et lui donnent la capacité de se connecter à des collectifs, de travailler de manière collaborative à des échelles sans commune mesure avec le passé.
I.T. : Il me semble important de souligner les changements que ces univers virtuels vont entraîner dans les organisations humaines et les mentalités. Ce monde très collaboratif repose moins sur la notion de hiérarchie et de pouvoir. La façon de structurer un projet, de s’organiser, de communiquer sera très différente. De nouveaux métiers vont apparaître, certains individus pourront se former en autodidactes, exprimer clairement des compétences numériques très fortes et acquérir une notoriété en dehors des schémas habituels de la réussite sociale. Ces mondes virtuels rebattent les cartes et sont porteurs d’opportunités, y compris dans le champ des relations sociales. Le fait de se projeter dans d’autres représentations, de s’incarner dans des corps virtuels différents (l’effet Proteus) peut ainsi nous sensibiliser à l’altérité de manière positive.
N’y a-t-il pas aussi des risques et des dérives potentielles ?
I.T. : Ces univers virtuels ont bien sûr besoin de régulation, et la puissance publique doit se doter d’outils et définir un cadre éthique. Car les risques de comportements non appropriés, d’atteintes à l’intégrité de la personne à travers son avatar existent. L’aspect éducatif n’est pas à négliger pour apprendre à utiliser ces univers.
Il sera nécessaire de définir des normes de comportements, des codes sociaux. Il faut aussi évoquer les risques sanitaires, tels que la fatigue visuelle ou les troubles liés au port du casque5, mais les travaux de recherche sont encore peu nombreux sur ces sujets. J’ajouterais aussi le risque de clivage social entre ceux qui auront accès à ces mondes virtuels et les autres.
S.M. : Il est important que le politique comprenne mieux ce que sont les univers virtuels car ils ont des effets dans le monde réel. La régulation doit s’étendre à ces domaines. Deux enjeux sont essentiels : la question du patrimoine des données générées par les plateformes et celle de l’identité numérique. Les territoires doivent s’emparer du premier sujet pour être associés à l’exploitation de ce patrimoine, qui doit être territorialisé. L’identité numérique est cruciale pour créer un univers de confiance, car sinon comment s’assurer que l’avatar avec lequel j’entre en contact est fiable ? Au même titre qu’un passeport dans le monde réel, il faut créer une identité numérique garantie par la puissance publique, qui doit jouer, dans ce domaine, le rôle d’un tiers de confiance.
1. Le jumeau numérique est une modélisation d’un environnement réel permettant de partager des informations, de modifier et d’enrichir ce qui devient une maquette très précise du réel. Cette maquette peut être importée dans le métavers et permettre des collaborations. Dans ce cas, on doit ajouter des interactions, représenter des utilisateurs et leur donner des outils afin qu’ils puissent interagir entre eux. Il s’agit alors d’un environnement virtuel collaboratif.
2. https://hbr.org/2019/11/how-should-we-measure-the-digital-economy
3. https://en.wikipedia.org/wiki/Wikimedia_Foundation#Financial_summary
4. MIT : Massachusetts Institute of Technology.
5. Une étude publiée en juin 2021 par l’Anses, estime que le casque provoque vertiges, nausées et suées chez 30 à 50 % des utilisateurs.
Pour aller + loin
Réalité virtuelle et réalité augmentée. Mythes et réalités
Bruno Arnaldi, Pascal Guitton, Guillaume Moreau, ISTE Éditions, 2018
Le jumeau numérique, de l’intelligence artificielle à l’industrie agile
Nathalie Julien, Éric Martin, Dunod, 2020
Expositions aux technologies de réalité virtuelle et/ou augmentée
Avis de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire), rapport d’expertise collective, juin 2021
Miroir, miroir… : le jumeau numérique du territoire
Banque des Territoires, juillet 2021
Le Samouraï virtuel
(Snow Crash, 1992), Neal Stephenson, Le Livre de Poche, 2017.
Neuromancer
William Gibson, Ed. Ace USA, 2003 (parution originale 1984)
Ready Player One
Steven Spielberg, 2018.
La série des 4 films Matrix
Andy et Lana Wachowski
C'est déjà demain
Lors du Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas, en janvier 2022, Dassault Systèmes a dévoilé au grand public le double numérique d’un cœur humain. Le projet « Living Heart » vise à simuler le cœur humain en 3D et promet de révolutionner la cardiologie. Son intérêt a déjà été établi pour planifier des opérations cardiaques, évaluer la cardio-toxicité d’un médicament ou encore tester de nouveaux dispositifs cardiovasculaires. Le Boston Children’s Hospital l’utilise déjà pour planifier des interventions sur des malformations congénitales.
C’est la plateforme qui sera mise en place d’ici à la fin de 2022 par la municipalité de la capitale sud-coréenne, qui va investir l’équivalent de 2,8 millions d’euros dans le projet. À l’aide d’un casque de réalité virtuelle, les Séoulites pourront rendre visite au maire, Oh Se-Hoon, dans son bureau virtuel, effectuer leurs démarches administratives, ou encore visiter les principaux sites touristiques de la ville et assister à de grands événements sans se déplacer ! À terme, tous les services de la municipalité seront accessibles dans ce nouvel espace qui s’inscrit dans le plan Séoul Vision 2030.
Vivre une expérience musicale interactive avec des artistes dans le métavers ? Ce sera bientôt possible ! La start-up française Stage11 combine jeux vidéo immersifs, réalité mixte et objets de collection numériques pour construire une nouvelle toile créative pour les artistes. Ceux-ci pourront inviter leurs fans et leur public à vivre, jouer et co-créer au sein même de leurs mondes musicaux. Les artistes Martin Garrix, David Guetta, Snoop Dogg, Ne-Yo, Akon ou encore Salif Gueye ont déjà signé pour un premier voyage.