
La finance, un partenaire dans les enjeux climatiques ?
Il a soufflé sa troisième bougie d’anniversaire le 12 décembre dernier, mais il lui en faudra bien d’autres encore pour atteindre son objectif de « limiter la hausse des températures à 1,5 °C ». L’accord de Paris, ce premier accord universel sur le climat adopté à l’issue de la COP 21, qui s’est tenue en France fin 2015, livre néanmoins, déjà, ses premiers enseignements : « Cela a donné un coup d’accélérateur à la finance responsable. La COP 21 a enfin permis de mobiliser les acteurs financiers sur le climat », fait remarquer Dominique Blanc, directeur de la recherche à Novethic, une filiale de la Caisse des dépôts et consignations spécialisée dans l’investissement responsable et la labellisation des produits dits « ISR » (investissement socialement responsable).
L’organisation d’un quatrième Climate Finance Day le 26 novembre prochain à Paris incarne l’engagement de l’industrie, que quelques chiffres confirment : le marché mondial des obligations vertes (ou green bonds, cf.encadré ci-dessous) explose d’année en année. Il a atteint le record de 155 milliards de dollars en 2017, tandis que l’agence de notation britannique Moody’s table sur un chiffre de 250 milliards en 2018, soit une croissance de 60 %. En France, on dénombre désormais plus de 400 fonds ISR, qui connaissent eux aussi une forte dynamique de croissance*.
(*) Pour plus de détails, voir les statistiques des fonds ISR réalisées par Novethic. www.novethic.fr
La « finance climatique », un pilier du plan d’action de la COP 24
Ce n’est pas le moindre des succès de l’accord de Paris que d’avoir entraîné dans son sillage le secteur bancaire, tant les besoins sont conséquents : l’Agence internationale de l’énergie estime à 3 500 milliards de dollars les investissements annuels nécessaires pendant trente ans, uniquement dans le secteur énergétique, pour contenir l’augmentation des températures en dessous de 2 °C. De son côté, l’OCDE annonce un chiffre global de 6 800 milliards de dollars par an. La « finance climatique » est d’ailleurs explicitement mentionnée comme l’un des enjeux du « plan d’action de Katowice pour la transition juste », qui a été adopté en décembre dernier, lors de la COP 24, en Pologne. C’est donc peu dire que les institutions financières sont appelées à jouer un rôle crucial dans la lutte contre le changement climatique, au cours des prochaines années : « Pour tenir l’accord de Paris, il faut transformer en profondeur les modèles économiques et décarboner les portefeuilles financiers, qui restent pour l’heure très émetteurs de gaz à effet de serre. C’est une mutation difficile. Rome ne s’est pas faite en un jour. Le marché de la finance responsable se développe depuis peu, mais ce mouvement est d’autant plus profond à mesure qu’il est soutenu par la société civile et les entreprises… », décrypte Alain Grandjean, économiste et fondateur de Carbone 4, société de conseil en stratégie climat.
Encourager la transition écologique et la rendre socialement possible
« Finance responsable » : le terme désigne à la base le fait d’intégrer les enjeux d’éthique environnementale et sociale dans la gestion d’actifs financiers. Si la préoccupation climatique en constitue aujourd’hui le moteur principal, « nous ne réduisons pas la définition de la finance responsable à la seule transition bas carbone », rappelle Denis Childs, responsable du Conseil environnemental et social et de la finance à impact positif chez Société Générale. « On parle de “transition juste’’, car s’il s’agit d’encourager la transition écologique, il faut aussi la rendre socialement possible, en accompagnant les changements professionnels et les nouvelles méthodes de management », prolonge Dominique Blanc. Les critères ESG (environnemental, social et de gouvernance) sont ainsi couramment utilisés par la communauté financière pour évaluer ces types d’investissements : « C’est un cadre d’analyse qui vient compléter l’analyse financière, sans lui être antagonique : elle apporte un autre éclairage, qui n’était jusqu’alors pas pris en compte par les acteurs traditionnels », poursuit le directeur de recherche à Novethic.
Financer une économie plus réelle et plus durable, c’est l’attente des clients
Né dans les années 1990 autour de quelques produits visant à soutenir le mouvement naissant du développement durable, l’investissement responsable a connu une institutionnalisation progressive à l’aube du nouveau millénaire. Alors que le Pacte mondial lancé par les Nations unies en 2000 incitait les entreprises à adopter une attitude plus responsable – articulée autour du respect des droits de l’homme, des normes internationales du travail, de l’environnement et de l’anticorruption – les Principes de l’Équateur s’attachent à mieux réguler le secteur bancaire dans ce domaine : en 2003, plusieurs institutions financières s’accordent sur des règles visant à prendre en compte des critères sociaux, sociétaux et environnementaux dans le financement de projet. Les Principes de l’Équateur deviendront un véritable référentiel pour ce mouvement de finance responsable, qui se massifie au détour des années 2010, sur fond de crise climatique - mais pas uniquement. La crise de 2008 a entamé la confiance du secteur financier. Il est désormais soucieux de financer une économie réelle et durable.
Accélération des émissions souveraines de green bonds au niveau mondial
Symbole de ce nouveau pouvoir d’attraction de la finance responsable, l’arrivée de nouveaux acteurs qui se saisissent de ces outils-là, embrassant ce paradigme de réflexion à plus long terme : caisses de retraite, assureurs, asset managers, etc. « L’analyse ESG est en train de se diffuser plus largement, constate Dominique Blanc. Les assureurs ont bien identifié que le climat fait peser d’importants risques financiers sur leurs activités, ils sont donc naturellement sensibles à l’idée d’investir ces outils-là. » Or, avec un encours actuel autour de 1 700 milliards d’euros, l’assurance-vie représente par exemple un volume d’actifs non négligeable pour la finance responsable. Un marché en pleine expansion donc, qui offre aussi l’intérêt pour les « investisseurs de diversifier leurs expositions », tel que l’analysait Moody’s dans une étude, datée du 9 juillet dernier, particulièrement optimiste sur « l’accélération » des émissions souveraines de green bonds au niveau mondial. « Pour l’émetteur, ils offrent aux nouveaux investisseurs des avantages en termes d’accès et de réputation tandis que le coût de diligence et de reporting se révèle très faible », complète Alain Grandjean.
“Pour tenir l’accord de Paris, il faut transformer en profondeur les modèles économiques. (…) C’est une mutation difficile. Le marché de la finance responsable se développe depuis peu, mais ce mouvement est d’autant plus profond à mesure qu’il est soutenu par la société civile et les entreprises…”
ALAIN GRANDJEAN
Passer d’une logique de moyens à une logique de résultats
Concrètement, cela passe par toute une gamme de produits, allant des actions aux prêts en passant par le private equity (capital investissement), tous soumis à cette logique d’objectif clair et de transparence. En novembre 2015, puis en septembre 2016, Société Générale émet même en compte propre deux obligations dites « positive impact », de 500 millions d’euros chacune. Une première mondiale, avec des résultats identiques en termes d’efficacité et de rentabilité aux investissements traditionnels. « De plus en plus d’études montrent même que l’intégration de critères ESG dans la gestion peut améliorer la performance financière, notamment en permettant une meilleure prise en considération de l’ensemble des risques, assure Alain Grandjean. La recherche de la performance écologique n’est pas incompatible avec le rendement financier. » Selon Denis Childs, le vice résiderait dans la question insidieuse dans ce qu’elle sous-entend : « Il faut arrêter de considérer l’impact comme quelque chose d’extra-financier alors que cela participe entièrement à la mutation de l’économie. Ceci est d’autant plus vrai que dans un certain nombre de cas, on se rend compte qu’il y a une valeur financière directe sur laquelle il est possible de structurer des crédits. »
Reste à mieux organiser l’attractivité de ces produits, encore largement sous-estimée à l’heure actuelle : au regard de l’encours total des obligations mondiales, la part des obligations vertes ne représente toujours qu’une part très marginale, inférieure à 1 %, malgré le dynamisme de ce marché. C’est à un changement de regard complet qu’appelle Denis Childs : « Il faut passer d’une logique de moyens à une logique de résultats. La finance reste articulée sur l’investissement et le cash-flow qui en est issu ; il faut aller vers cette notion d’impact et de solutions qui redéfinissent le couple risquerentabilité. » Ce n’est d’ailleurs sûrement pas un hasard si, chez Société Générale, on parle un peu moins de finance responsable et qu’on lui préfère les termes de « finance à impact positif ».
Devenir un contributeur positif à l’environnement
Ces obligations vertes ne sont que la partie émergée de l’iceberg : en réalité, les banques travaillent leur « responsabilité » financière au travers de différents moyens d’action : « Il y a un important volet d’accompagnement de nos clients, que ce soit sur des transactions en particulier ou sur un domaine d’activité en général : dans chacun des cas, on cherche à analyser au plus près les impacts environnementaux et sociaux de nos opérations, explique Denis Childs. Société Générale accorde une grande importance à ce reporting. Chaque année, ce sont entre 100 et 200 projets financiers qui sont ainsi passés au crible, dont les montants peuvent atteindre plusieurs milliards de dollars. » L’enjeu consiste alors à s’assurer de l’utilisation des fonds décaissés par la banque, conformément à la méthodologie ERC (éviter, réduire, compenser). Sauf que cette démarche, à l’oeuvre depuis quelques années déjà, se contente d’aborder le problème uniquement par le revers de la médaille. « Dans ce cas, il s’agit de limiter les impacts négatifs, poursuit Denis Childs. Ce que l’on veut s’attacher à démontrer désormais, c’est que l’on peut être un contributeur positif à l’environnement ! » En témoigne l’objectif de 100 milliards de financement à destination des énergies renouvelables d’ici à 2020, sur lequel s’est engagée Société Générale en décembre 2017.
Green bonds ou l'essor d'une nouvelle forme de responsabilité financière
C’est en 2007 qu’est lancée la première « obligation verte », à l’initiative de la Banque européenne d’investissement. L’année suivante, la Banque mondiale lui emboîte le pas : l’aventure des « green bonds » est lancée et connaîtra un essor constant, marqué par le coup de booster de la COP 21. Une obligation verte fonctionne à l’identique d’une obligation classique : un acteur de marché emprunte, sur une durée plus ou moins longue, auprès d’investisseurs afin de financer un projet contre le paiement d’un intérêt.
C’est dans l’objectif de ce financement qu’intervient la petite révolution des green bonds : à la différence du marché obligataire classique, peu soucieux de l’affectation des fonds, les green bonds se fixent pour critère premier d’investir dans des activités « vertes ».
Reste que l’absence d’un cadre réglementaire harmonisé peut parfois porter préjudice à ce marché naissant. « La garantie de l’intégrité environnementale de ces green bonds n’est pas acquise, il faut mettre en place des standards exigeants, résume Alain Grandjean. Mais c’est un problème sur lequel travaille activement la Commission européenne. En attendant, le développement de ce marché traduit la prise de conscience des acteurs financiers de tous ces enjeux. »
En 2017, ce sont ainsi 15 milliards d’euros d’obligations vertes qui ont été émises en France par différentes entités. De la SNCF à l’Agence française de développement (AFD), en passant par Engie, de nombreuses entreprises font désormais le pari des green bonds. Avec un intérêt réel en termes de notoriété, à l’image d’EDF, première grande entreprise à émettre une obligation verte, en 2013, qui lui aura permis de lever 1,4 milliard d’euros à destination de projets d’énergies renouvelables. « Pour EDF, c’est aussi un moyen d’échapper à une image nucléocrate et de valoriser la diversité de ses investissements dans l’énergie. D’autres entreprises, comme Paprec [le groupe spécialisé dans le recyclage a réussi à lever jusqu’à 800 millions d’euros en dette obligataire verte, en mars 2018, ndlr], cherchent également à se rendre plus visibles par ce biais-là », analyse Dominique Blanc.
Preuve du succès naissant de ces obligations vertes, 2017 aura aussi vu l’État français émettre sa première obligation verte souveraine, deuxième État au monde après la Pologne à se prêter au jeu. Lancée à hauteur initiale de 7 milliards d’euros en janvier 2017, elle atteignait 14,8 milliards à l’été 2018, après l’émission d’une quatrième tranche. Des chiffres qui confirment la forte demande des investisseurs ainsi que la prédisposition particulièrement forte de la France, pionnière sur le sujet et dotée d’un écosystème plutôt favorable : premier émetteur européen d’obligations vertes, la France se situe au troisième rang mondial.