
Ordinateur quantique, le « Big Bang » à venir
La première génération d’ordinateurs quantiques est déjà en exploitation et les développements en cours laissent entrevoir des possibilités de calcul sans précédent. Cette puissance pourrait révolutionner de nombreux secteurs industriels mais aussi notre société, dans un monde où le rôle du numérique ne cesse de croître.

Valerian Giesz
Cofondateur et Chief Operating Officer de Quandela, start-up conceptrice d’ordinateurs quantiques photoniques

Fanny Bouton
Responsable du programme quantique et du programme start-up d’OVHcloud, leader européen du cloud
Comme définiriez-vous simplement une machine extrêmement complexe, l’ordinateur quantique ?
Valérian Giesz : Il s’agit d’un système de calcul qui utilise les concepts les plus avancés de la mécanique quantique et exploite les propriétés quantiques de la matière pour résoudre des problèmes qu’un ordinateur classique ne peut pas traiter. Ces concepts sont celui de superposition, qui exprime le fait qu’une particule quantique (un photon ou un atome par exemple) peut être dans plusieurs états à la fois ; et celui d’intrication, qui signifie que les particules quantiques, quelle que soit la distance, peuvent rester liées.
Les algorithmes fondés sur ces concepts permettent à l’ordinateur de résoudre plus rapidement et plus facilement des problèmes réputés complexes. Le problème dit du voyageur de commerce l’illustre bien. Il consiste à déterminer le circuit le plus court possible entre plusieurs destinations. Un ordinateur classique se retrouve vite démuni face au nombre exponentiel de combinaisons possibles qu’il devrait explorer les unes après les autres, alors qu’un ordinateur quantique va les tester toutes en même temps et proposer la solution la plus efficace. On comprend mieux son potentiel en termes de puissance de calcul.
Peut-on parler d’une technologie de rupture ?
Fanny Bouton : Oui, car l’informatique quantique sera à l’origine de la prochaine révolution industrielle dans un monde où la place du numérique ne cesse de croître. On constate que la loi de Moore1, avec des développements technologiques constants dans l’informatique actuelle et des supercalculateurs de plus en plus puissants, arrive à ses limites. Et l’on sait aussi que les besoins en termes de résolution de problèmes complexes et d’analyses de données vont considérablement augmenter, rendant nécessaire cette rupture technologique. En permettant de traiter des calculs hors de portée des supercalculateurs classiques, l’informatique quantique va ouvrir un immense champ de possibilités.
Elle sera utilisée pour des applications d’optimisation, de simulation, de sécurité et, peut-être un jour, pour l’accélération de l’apprentissage de l’intelligence artificielle. Ces applications intéressent de très nombreux secteurs comme les transports, la logistique, l’énergie, la santé, la chimie, les matériaux, le luxe, la finance, la cybersécurité, la cryptographie… Les pays qui maîtriseront cette technologie auront de réels avantages stratégiques sur la scène mondiale.
V. G. : Il s’agit d’une rupture technologique qui va en effet révolutionner l’industrie, l’innovation mais aussi le calcul au sens informatique du terme et plus globalement notre société. Prenons trois exemples. La finance : des start-up du quantique comme Quandela et d’autres travaillent déjà avec les banques pour trouver des solutions d’optimisation des portefeuilles financiers ou d’évaluation des risques.
La santé : d’ici 20 ans, des médicaments seront développés sur la base de calculs de simulation établis par des ordinateurs quantiques. Enfin, la logistique et les transports, où l’informatique quantique permettra d’optimiser toutes sortes de flux et de trafics. Ces illustrations montrent à quel point cette technologie va rebattre les cartes dans des domaines d’activité majeurs.
L'ordinateur quantique sera à l'origine de la prochaine révolution industrielle.
Mots clés
Le supercalculateur (high performance computing, ou HPC), est formé de plusieurs dizaines de milliers de processeurs. Il peut réaliser un très grand nombre d’opérations de calcul ou de traitement de données simultanées, réalisant jusqu’à des dizaines de millions de milliards d’opérations par seconde. Basés sur la technologie informatique classique, ils codent les informations de façon binaire en utilisant les bits (briques élémentaires d’information), qui peuvent prendre deux valeurs (états) possibles, soit 0 soit 1 (fermé ou ouvert).
L’ordinateur quantique fonctionne avec des bits quantiques ou qubits, qui peuvent prendre à la fois la valeur 0 et la valeur 1 (superposition d’états). Cette démultiplication, associée au fait que différents qubits peuvent être également liés entre eux (intrication), permet de réaliser des calculs en parallèle, ce qui ouvre un immense champ de possibilités. Ainsi, une machine quantique de 10 qubits peut traiter simultanément 210 états, soit 1 024 états (contre 10 pour une machine classique disposant de 10 bits). Plus la dimension du problème à résoudre augmente, plus l’ordinateur quantique devient exponentiellement plus efficace qu’un ordinateur classique.
L’ordinateur quantique universel (large scale quantum, ou LSQ), aurait la possibilité de réaliser tout type de calcul quantique et surpasserait de manière exponentielle les plus puissants supercalculateurs actuels pour un grand nombre d’applications. Ces calculateurs LSQ demanderont encore de nombreuses années de recherche.
À quelle phase de développement en est-on aujourd’hui ?
V. G. : La période actuelle est comparable à celle des années 1950 avec les premiers ordinateurs. Nous sommes au début de l’histoire, sur un énorme terrain de jeu où plusieurs approches technologiques sont en lice. De nombreux défis restent à relever avant une industrialisation à grande échelle mais une première génération d’ordinateurs quantiques est disponible, qui intéressent de plus en plus d’entreprises qui intègrent le quantique
dans leur feuille de route.
Ce contexte permet de créer des machines prototypes et de faire des démonstrations pour développer des preuves de concept (PoC) pour des cas d’utilisation réels dans des entreprises comme la SNCF, EDF ou Thalès, avec lesquelles nous travaillons.
L’informatique quantique se développe beaucoup plus vite que prévu et connaît des améliorations continues en termes de fiabilité, de robustesse et de possibilités de calcul. Nous avons mis nos premiers processeurs quantiques à disposition via le cloud en 2022 et, depuis, le nombre de qubits de nos ordinateurs a été multiplié par deux. Une communauté de plus d’un millier d’utilisateurs – étudiants, chercheurs, entreprises – utilise régulièrement notre cloud pour réaliser des calculs et imaginer des usages.
F. B. : Cette phase d’acculturation est capitale pour se préparer aux opportunités futures. Les ordinateurs quantiques actuels constituent des outils exploitables d’apprentissage du calcul quantique. Ils permettent de se familiariser avec une technologie appelée à occuper une place prépondérante. Cette approche nous a conduits à mettre en place six émulateurs quantiques, des logiciels qui permettent de « simuler » le fonctionnement d’un ordinateur quantique à partir d’un ordinateur classique. Leurs utilisateurs peuvent mener des recherches, tester des solutions, sans prendre le risque financier d’investir dans une machine. Il ne faut pas attendre l’arrivée de l’ordinateur quantique universel pour s’y mettre ! Car tout va très vite. Fin 2021, le leader mondial IBM a mis sur le marché un processeur de 127 qubits, franchissant ainsi pour la première fois le cap des 100 qubits.
Et d’ici à 2030, des processeurs quantiques auront atteint des puissances de traitement significatives, dépassant les capacités de calcul des supercalculateurs actuels.
La période actuelle est comparable à celle des années 1950 avec les premiers ordinateurs.
OVHcloud a d’ailleurs installé en mars 2024 son premier ordinateur quantique, MosaiQ, développé par Quandela, dans son data center de Croix. Quels sont les objectifs de ce projet ?
F. B. : Cet investissement participe de notre mobilisation en faveur de la création d’un écosystème quantique français et européen. C’est un signal adressé aux acteurs industriels européens pour qu’ils investissent dans ces technologies afin de soutenir l’autonomie stratégique de l’Europe. Il s’agit aussi de favoriser la recherche au sein des établissements d’enseignement supérieur et de recherche.
Par exemple, dans le cadre d’un partenariat avec le consortium QuanTEdu-France2, des étudiants pourront accéder au processeur via le cloud et bénéficier d’heures de calcul. Par ailleurs, nous utilisons la puissance de calcul de cet ordinateur pour développer de nouvelles techniques en matière de sécurité et tester de nouveaux concepts, afin de proposer des solutions à nos clients. Il est essentiel de soutenir l’écosystème en travaillant avec des start-up et des partenaires pour faire avancer ces technologies, accélérer la formation et se positionner sur le marché.
Que représente cette étape pour vous ?
V. G. : Quand nous avons créé la start-up en 2017, nous n’imaginions pas être capables de livrer un ordinateur sur un site industriel aussi rapidement ! Nous sommes dans une nouvelle étape de notre développement, dans une phase d’industrialisation avec une usine inaugurée en 2023 à Massy, sur le plateau de Saclay. Et tout récemment nous avons livré notre premier ordinateur quantique outre-Atlantique, à Sherbrooke, au Canada. Cette machine est hébergée chez notre partenaire Exaion, filiale d’EDF, Et les utilisateurs de nos démonstrateurs via le cloud sont issus du monde entier, preuve s’il en est de l’effervescence autour des promesses de l’informatique quantique.
Plusieurs technologies sont en compétition. Pourquoi avoir choisi la voie du photonique ?
V. G. : Il existe cinq grandes technologies, développées en parallèle, pour faire fonctionner les machines actuelles : celles qui utilisent les atomes froids, les ions piégés, les supraconducteurs, les spins des électrons dans le silicium ou les photons. Toutes présentent des avantages et des inconvénients et on ne sait pas aujourd’hui laquelle s’imposera. Nous avons choisi de fabriquer des ordinateurs quantiques photoniques. Autrement dit, nous utilisons des flux de lumière pour réaliser les calculs à l’échelle du photon (la particule de lumière). La caractéristique du photon est sa robustesse : on peut le manipuler à n’importe quelle température et il ne perd pas l’information, même sur longue distance. Un ordinateur quantique photonique peut ainsi effectuer les calculs à température ambiante – un avantage en termes de consommation d’énergie – et être utilisé à l’avenir pour l’Internet quantique, un réseau mondial d’ordinateurs quantiques connectés entre eux.
Quels sont les atouts de la France et de l’Europe pour s’imposer comme leader mondial dans ce domaine ?
F. B. : La France est présente sur les grands enjeux technologiques en compétition dans le monde. Son écosystème quantique est dynamique, grâce à une recherche d’excellence – le prix Nobel de physique a été remis à Alain Aspect en 2022 – à un tissu de start-up, dont certaines leaders dans leur domaine, au soutien des pouvoirs publics – l’État a lancé en 2021 un Plan quantique français (PQF) – mais aussi de fonds d’investissement privés et de grands groupes.
Plusieurs start-up françaises ont réalisé de belles levées de fonds et parviennent à concurrencer les géants américains comme IBM, Google ou Microsoft . La France n’a donc pas à rougir et s’affirme comme un leader européen dans le quantique. Cependant, même si l’Union européenne, la France et d’autres pays européens se mobilisent, ils ne peuvent concurrencer les États-Unis et la Chine en termes de niveaux d’investissements. Les entreprises françaises et européennes doivent accélérer leurs investissements dans le quantique et soutenir le développement des start-up. C’est un enjeu majeur pour conserver nos technologies et rester dans la course. Construire un écosystème fort est une question de souveraineté européenne.
V. G. : L’écosystème français s’est constitué suffisamment tôt et il est à présent l’un des meilleurs au monde. Le soutien des pouvoirs publics est déterminant pour que les acteurs français et européens gardent leur avance technologique. Le ministère des Armées a ainsi lancé le programme Proqcima en mars 2024 et signé des accords-cadres avec des start-up françaises pour se doter de deux prototypes d’ordinateurs quantiques universels d’ici à 2032. Nous avons également été sélectionnés par la Commission européenne en septembre 2024 pour livrer les premiers ordinateurs quantiques à des centres de calcul européens. Côté privé, les entreprises ont encore un peu de mal à se projeter dans une technologie émergente, qui sera mature d’ici 5 à 10 ans. Or, pour être opérationnel en informatique quantique en 2030, il faut être proactif dès maintenant, en particulier pour former les talents nécessaires et s’approprier les nouvelles techniques de calcul.
Quid de l’ordinateur quantique universel ?
V. G. : L’ordinateur quantique universel (large scale quantum) est vu comme le Graal ! En réalité, universel ou pas, l’ordinateur quantique ne remplacera pas l’ordinateur classique dans un avenir proche. Les deux seront complémentaires, avec une hybridation de processeurs qui résoudront ensemble de plus en plus de problèmes. Ces machines hybrides intégreront les solutions actuelles et celles du quantique qui sont en train d’être développées pour de nouveaux usages.
UNE REVUE
« Le quantique : une deuxième révolution en ébullition »
Polytechnique Insights n° 5, octobre 2023
DEUX RAPPORTS
Can Europe Catch Up with the US (and China) in Quantum Computing?
Boston Consulting Groupe, 2022
UN DOCUMENTAIRE
La quantique change-t-elle notre réalité ?
42 – La réponse à presque tout, série documentaire scientifique ARTE, 2024

L’Europe, « vallée quantique » du monde ?
Dans la course à la technologie quantique, l’Union européenne affiche ses ambitions. Les 26 États signataires de la déclaration de l’UE sur l’informatique quantique de décembre 2023 s’engagent à développer un écosystème quantique européen. Objectif : faire de l’Europe la « vallée quantique » du monde.
Une coopération européenne amorcée avec le Flashy Quantique. Lancée en 2018, cette initiative réunit 1 milliard d’euros sur 10 ans pour financer plusieurs projets de recherche. Sa vision à long terme est de développer un Internet quantique en Europe.
https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/policies/quantum-technologies-flagship

Quantum Supremacy
Et si l’avantage quantique (ou quantum supremacy) était pour demain ? Dans une étude réalisée par le fabricant américain d’ordinateurs quantiques QuEra Computing, 38% des personnes interrogées estiment que ces ordinateurs pourraient être supérieurs à l’informatique classique dans certaines tâches d’ici 5 ans. Une part équivalente estime que cet avantage quantique sera atteint entre 6 et 10 ans, et 51% des répondants notent que les développements de cette technologie sont plus rapides que ce qu’ils anticipaient.
https://www.quera.com/blog-posts/current-and-future-state-of-quantum-computing

Un data center quantique d’IBM en Allemagne
IBM a inauguré le 1er octobre 2024 à Ehningen (Allemagne) son deuxième centre quantique de données dans le monde. Le premier a été ouvert en 2019, à Poughkeepsie, dans l’État de New York. Avec cette nouvelle installation et via sa plateforme dédiée, IBM Quantum Platform, le groupe américain veut rendre la technologie quantique largement accessible aux scientifiques et aux entreprises, pour favoriser les avancées de la recherche fondamentale mais aussi l’innovation industrielle.
Propos recueillis par
Catherine Veglio
Conseillère éditoriale, journaliste, romancière,
Catherine Véglio explore les domaines de l’économie,
de l’innovation, des sciences, des technologies et leurs relations avec la société.
1. En 1965, Gordon E. Moore (un des trois fondateurs d’Intel) énonçait « la loi de Moore », à savoir que la densité des transistors (nombre de transistors par unité de surface) – dont découle la puissance de calcul des ordinateurs classiques – pourrait doubler tous les deux ans.
2. Ce consortium regroupe 21 universités et grandes écoles françaises.